vendredi 4 avril 2008

SITE REYNOLDS, SUITE ET FIN ?
D'une municipalité l'autre...


FAITS :
Le site Reynolds, à Valence-le-Haut, est vacant pour
la réalisation d'une opération immobilière, industrie-
lle, artisanale ou commerciale depuis le mois de juin
2007.
Le 13 novembre 2007, la société Reynolds,
propriétaire du site et la société DJP Industry
concluent une promesse synallagmatique de vente.
Selon les dispositions de l'article 1589, alinéa 1er,
du Code civil "la promesse de vente vaut vente,
lorsqu'il y a consentement réciproque des deux
parties sur la chose et le prix". Mais, la promesse
synallagmatique était faite sous la condition
suspensive (c'est-à-dire un événement futur et
incertain qui suspend la naissance de l'obligation :
article 1181 du Code civil) que la Commune
n'exerce pas le droit de préemption qu'elle tient
du Code de l'urbanisme.
"Le droit de préemption est la possibilité dont
dispose une personne morale de droit public de
se substituer à l'acquéreur éventuel d'un
immeuble bâti ou non, en cours d'aliénation
dans un secteur qui a été préalablement
défini, en vue de la réalisation d'un projet ou
d'une opération d'intérêt général"
(B. Drobenko, Droit de l'urbanisme, Gualino,
4ème édition, 2008, p. 150).
Conformément à l'article L.213-2 du Code
de l'urbanisme, la société Reynolds informe,
le 26 novembre 2007, la mairie de Valence
de son intention d'aliéner le bien immobilier.
A réception de la déclaration d'intention
d'aliéner, la Commune dispose d'un délai de
deux mois pour renoncer à son droit
(expressément ou tacitement par le silence
observé pendant ce délai), préempter aux
conditions fixées par la promesse ou offrir
d'acquérir à un prix déterminé par le service
des domaines.
La municipalité de Valence, invoquant son
désir de conserver la maîtrise du foncier
(pour "revitaliser le site") et souhaitant
remettre en cause le projet de la société DJP
Industry, réunit le 17 janvier 2008 le conseil
municipal, en séance extraordinaire. Celui-ci
adopte une délibération de préemption du site
Reynolds, pour un prix de 3 010 000 euros,
montant évalué par le service des domaines.

PROCEDURE
L'administration dispose du privilège du
préalable qui rend exécutoires ses décisions
(celles-ci ont l' "autorité de chose décidée" :
G. Vedel).
Aussi, pour en suspendre les effets, la loi met
à la disposition des administrés une procédure
de référé-suspension devant le tribunal
administratif.
Saisi par la société DJP Industry et par son
coinvestisseur, le juge des référés du tribunal
administratif de Grenoble, prononce, le 26
février 2008, la suspension de l'exécution de la
délibération sus-indiquée (par ailleurs attaquée
par requête distincte en anulation pour excès de
pouvoir) aux motifs qu' "il ne ressort ni des pièces
du dossier, ni des explications fournies à l'audience
que l'implantation sur le site de nouvelles
entreprises pourrait être assurée de façon plus
efficace et plus rapide par la Commune de
Valence que les acquéreurs évincés" et qu' "en
l'état de l'instruction, l'insuffisance de motivation
de la décision attaquée et l'inexistence d'un projet
suffisamment précis à la date de cette décision
sont de nature à faire naître un doute sérieux
quant à sa légalité".

ANALYSE
La procédure de référé-suspension remplace, depuis
une loi du 30 juin 2000 (voir articles L.et R. 521-1
et suivants du Code de justice administrative),
le sursis à exécution.
L'article L. 521-1, alinéa 1er, du Code de justice
administrative dispose :
" Quand une décision administrative, même de rejet,
fait l'objet d'une requête en annulation ou en
réformation, le juge des référés, saisi d'une demande
en ce sens, peut ordonner la suspension de
l'exécution de cette décision, ou de certains de ses
effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait
état d'un moyen propre à créer, en l'état de
l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité
de la décision".
Cet article pose donc deux conditions cumulatives
pour l'octroi de la suspension :
- d'une part, l'exigence de l'urgence ("lorsque
l'urgence le justifie").
Comme l'écrit un auteur (B. Drobenko, op. cit.,
p. 312), "l'urgence est caractérisée par le fait
d'éviter un préjudice grave et immédiat à un
intérêt public, à la situation des requérants
ou aux intérêts qu'ils entendent défendre".
En l'espèce, la société DJP Industry invoquait,
notamment, le fait du retard dans l'exécution de
son projet et le coût élevé de l'investissement
d'étude et de contrat d'architecte.
D'une manière générale, le Conseil d'Etat (par
exemple, CE 23 janvier 2006, Commune de
Blanzac, Req. 284788 ; voir aussi CE 14
novembre 2003 [deux arrêts], SEM d'équipe-
ments Pays d'Aix, Req. 258507 et sté G4
Investissements, Req. 258384) considère la
condition d'urgence réalisée de plein droit
(sorte de présomption d'urgence) lorsque
c'est l'acquéreur évincé qui conteste une
décision de préemption ;
- d'autre part, en l'état de l'instruction, doit
exister un moyen propre à faire naître
"un doute sérieux quant à la légalité de la
décision" attaquée. Dans l' ordonnance
précitée, le juge des référés a estimé qu'il
existait un tel doute.
A l'encontre de cette ordonnance, seul est
possible un pourvoi en cassation devant le
Conseil d'Etat qui exerce alors un contrôle
minimum limité à l'erreur de droit et à la
dénaturation des faits.
Ce pourvoi a été formé par la Ville de Valence.
Puis, par une délibération du 31 mars 2008, le
Conseil municipal nouvellement composé, a
décidé le désistement de l'instance pendante
devant le Conseil d'Etat (voir "Le Dauphiné
Libéré", édition grand Valence et vallée du
Rhône, du 1er avril 2008).

Quelques remarques sur le désistement
d'instance :
Par le désistement, l'instance devant le Conseil
d'Etat est éteinte.
Mais de fait, la Commune de Valence reconnaît
implicitement la pertinence de la suspension de la
délibération de préemption et, par voie de
conséquence, des moyens d'illégalité invoqués par
les requérants à l'encontre de la délibération du
17 janvier 2008, puisque, comme on l'a dit, la
suspension suppose (outre l'urgence) qu'il existe
un doute sérieux quant à la légalité de l'acte.
Sur le plan de la stratégie judiciaire, il est alors
opportun de se demander si ce désistement
n'apparaît pas prématuré .
En effet, dans l'affaire au fond qui, à notre
connaissance, est encore pendante devant le
tribunal administratif de Grenoble (et qui sera
rapidement inscrite au rôle, en application de
l'article L. 521, alinéa 2, : "Lorsque la suspension
est prononcée, il est statué sur la requête en
annulation dans les meilleurs délais. La suspension
prend fin au plus tard lorsqu'il est statué sur la
requête en annulation ou en réformation de la
décision"), la Commune risque de se trouver dans
une posture peu confortable.
Certes, l'ordonnance de référé n'a pas au principal
l'autorité de la chose jugée (les juristes disent
encore qu'elle "ne préjudicie pas au principal"),
c'est-à-dire que le tribunal, statuant au fond, peut
légalement prendre une décision différente de celle
du juge des référés, mais en raison du caractère
définitif de la suspension, le tribunal ne va-t-il pas
interpréter le désistement comme une abdication
de la Commune à sa cause ?
Il faut savoir que si le tribunal administratif juge
illégale la décision de préemption, la Commune
risque de voir sa responsabilité engagée. En effet,
selon la jurisprudence du Conseil d'Etat, l'illégalité
d'une décision de préemption constitue, en principe,
une faute de nature à engager la responsabilité de
la Commune (CE 17 mars 1989, Ville de Paris, par
exemple), dès lors qu'un préjudice réel a été subi par
le requérant (tenant, par exemple, à l'impossibilité
de revendre le bien ou d'effectuer dans les temps
une opération immobilière).
Il n'y a, semble-t-il, que lorsque le juge retient,
comme illégalité, un défaut de motivation que la
responsabilité n'est pas retenue, faute de lien de
causalité entre la faute et le préjudice.
L'ordonnance du juge des référés était-elle à ce
point inattaquable ? N'y avait-il pas en réalité
une contradiction interne dans la décision,
à affirmer d'une part, que la Commune n'avait pas
un projet suffisamment précis, tout en considérant
d'autre part, que les éléments de la cause ne démon-
traient pas que "l'implantation sur le site de
nouvelles entreprises pourrait être assurée
de façon plus efficace et plus rapide par la
Commune de Valence que les acquéreurs
évincés" ?
Et le juge ne peut pas contrôler la nécessité de
préempter et doit se contenter de vérifier que la
décision est justifiée par une action ou opération
d'aménagement (CAA Douai 15 décembre 2005,
Communauté urbaine Arras, n°05DA00069).

Patrick CANIN
Maître de conférences à la Faculté de droit
de Valence